CHAPITRE VINGT-NEUF

Installée dans son fauteuil de commandement, Honor Harrington surveillait ses affichages tandis que l'Intrépide fonçait dans l'espace sous puissance maximum d'urgence. Le croiseur accélérait régulièrement à cinq cent vingt gravités — plus de cinq kilomètres par seconde par seconde — à la poursuite du cargo Sirius; le visage d'Honor, froid et rigide, servait de masque à son anxiété, et elle réfléchissait intensément.

Elle était presque sûre d'avoir raison... mais presque seulement. Et si elle se trompait, si ses déductions étaient erronées,

Elle coupa court à ces pensées et fit un effort conscient pour rie radosser. Le moment choisi par le Sirius pour démarrer ne pouvait avoir qu'une seule signification, se répéta-t-elle, et la projection de son cap établie par Brigham la confirmait : le cargo se dirigeait bel et bien vers la vague Tellerman, et la Tellermn il faisait partie des «abîmes rugissants », les vagues gravitationnelles les plus puissantes jamais cartographiées; plus importuna encore, il se dirigeait droit sur la République populaire de I Livre : s'il y avait une escadre de combat ennemie dans cette direction, la Tellerman porterait le Sirius à sa rencontre à deux nulle cinq cents ou trois mille fois la vitesse de la lumière.

Aux premiers jours de l'hypervol, les spationautes auraient fui comme la peste les objets du genre de la Tellerman, car c'était la mort assurée pour le vaisseau stellaire qui les rencontrait.

L'hyperpropulsion des origines avait fait d'innombrables victimes mais il avait fallu du temps pour comprendre précisément pourquoi. Certains dangers évidents étaient faciles à reconnaître et à éviter tandis que d'autres s'étaient avérés beaucoup plus difficiles à identifier et à expliquer — surtout parce que ceux qui les approchaient ne revenaient jamais pour relater leur expérience.

On avait découvert très tôt qu'entrer dans une bande alpha, la plus basse des bandes hyper, ou en sortir à une vitesse supérieure à trente pour cent de celle de la lumière équivalait à un suicide, pourtant des gens avaient continué pendant des siècles à se faire tuer en essayant de passer à des vitesses plus grandes, non pas qu'ils fussent suicidaires, mais une vélocité aussi réduite limitait gravement l'utilité de l'hypervoyage.

Le passage d'une bande hyperspatiale à l'autre se faisait au prix d'un complexe transfert d'énergie qui coûtait au vaisseau en translation la plus grande partie de sa vitesse d'origine — jusqu'à quatre-vingt-douze pour cent dans le cas de la bande alpha. La perte d'énergie se réduisait légèrement à mesure que l'on montait » dans les hyperbandes, mais sa présence demeurait une constante et, pendant plus de cinq siècles standard, tous les navires hyper avaient utilisé des propulseurs à réaction.

Il y avait des limites à la masse de réaction qu'un bâtiment pouvait emporter et les champs de capture d'hydrogène n'opéraient pas dans les conditions extrêmes de l'hyperespace. Cela confinait les navires aux bandes les plus basses (et les plus lentes »), car aucun ne pouvait embarquer suffisamment de masse de réaction pour récupérer de la vitesse après de multiples translations; cela expliquait aussi que des inventeurs opiniâtres eussent persévéré dans leurs efforts coûteux pour effectuer les translations à de plus hautes vélocités afin de conserver en hyperespace autant de la vitesse de départ que possible. Il avait fallu plus de deux cents ans pour qu'on accepte sans restriction l'existence de la limite des 0,3 c et, de nos jours encore, certains hyperphysiciens continuaient à chercher un moyen de la contourner.

Cependant, même une fois résolus les problèmes d'une vitesse de translation sans risque, restait la question de la navigation. L'hyperespace ne ressemble pas à l'espace normal; les lois de la physique relativiste s'appliquent à tous les points de l'hyperespace, mais un observateur hypothétique qui l'observe-t ait de l'intérieur verrait ses instruments indiquer une distorsion en croissance rapide. La portée maximale d'observation est d'à peine vingt minutes-lumière; au-delà, le gauchissement gravit utile, les particules hautement chargées et l'extrême radiation de l'hyper rendent les instruments totalement inefficaces, tout. qui, naturellement, signifiait à l'époque l'impossibilité d'effectuer des relevés d'astrogation; or un navire qui ne voit pas où il va rentre rarement au port.

La réponse à cette question, ça avait été l'hyperloch, équivalent interstellaire des anciens systèmes de guidage à inertie mis au point sur la Vieille Terre longtemps avant la Diaspora. Les hyperlochs des premières générations manquaient de précision mais ils fournissaient au moins aux astrogateurs une idée grossière de leur position; c'était une grande amélioration par rapport aux systèmes précédents. Pourtant, même munis de l'hyperloch, tant de vaisseaux ne s'en revenaient jamais que seuls les navires spatiographiques se servaient de l'hyperespace. Leurs équipages étaient réduits, payés les yeux de la tête et probable-tient un peu fêlés, mais ils avaient maintenu l'usage de l'hyperespace jusqu'à ce que finalement un ou deux d'entre eux tombent sur ce qui avait détruit tant d'autres vaisseaux stellaires et survivent pour en parler.

La meilleure façon de considérer l'hyperespace, c'était de le voir comme une dimension comprimée qui correspondait point par point à l'espace normal mais rapprochait énormément ces points et « raccourcissait » ainsi la distance qui les séparait. En réalité, il existait de multiples « bandes », ou dimensions discrètes mais associées, d'hyperespace; plus (t haute » était la bande, plus courte la distance entre les points de l'espace normal, plus grande la vitesse apparente des vaisseaux qui la traversaient... et plus élevé le coût en énergie cumulative pour y pénétrer.

Voilà ce qu'avaient compris les théoriciens des débuts. Ce qu'ils n'avaient pas saisi, c'est que l'hyperespace, formé par la distorsion gravitationnelle combinée de la masse d'un univers tout entier, est traversé en tous sens par des vagues ou des courants permanents de gravité concentrée. Ces courants sont séparés par de très grandes distances, naturellement, mais ils peuvent atteindre plusieurs dizaines d'années-lumière de largeur et de profondeur, et ils sont mortels pour le vaisseau qui s'y heurte. L'effet de cisaillement gravitationnel qu'ils exercent sur la coque d'un navire déchire le bâtiment impuissant avant même qu'il puisse seulement envisager une manœuvre d'échappement quelconque, sauf s'il se trouve qu'il a pénétré le courant exactement selon le bon angle et le bon vecteur et que son équipe de passerelle possède à la fois les réflexes et la masse de réaction nécessaires pour s'en arracher.

Le temps passant, les navires spatiographiques qui survivaient à leurs voyages finirent par tracer des itinéraires relativement sûrs dans les régions de l'hyperespace les plus fréquentées; on ne pouvait pas entièrement se fier à ces cartes, car les vagues gravitationnelles changent de position de temps en temps, et, pour coller aux routes sans risque, il était nécessaire d'effectuer des changements de vecteurs inaccessibles aux bâtiments à propulsion à réaction. Cela signifiait que les hypervoyages étaient souvent longs et louvoyant, mais le taux de survie avait augmenté; et, à mesure qu'il augmentait et que les physiciens allaient sonder les vagues gravitationnelles à présent connues à l'aide d'instruments toujours plus élaborés, la masse de données de l'observation allait croissant et des théories de la gravité de plus en plus raffinées voyaient le jour.

Il avait fallu pour cela un peu plus de cinq cents ans mais, colin, en 1246 P. D., les scientifiques en avaient assez appris pour que la planète Beowulf mette au point la propulsion par impulseur, qui faisait appel à ce qu'on peut de fait considérer comme des vagues gravitationnelles « apprivoisées » en espace normal. Cependant, si utile que fût l'impulseur en espace normal, il devenait excessivement dangereux en hyper : s'il rencontrait une vague gravitationnelle naturelle, immensément plus puissante que lui, le choc pouvait vaporiser un vaisseau stellaire tout entier, exactement comme Honor elle-même avait fait exploser les noyaux du courrier havrien au contact des bandes gravidiques de l'Intrépide.

Plus de trente années s'étaient écoulées lorsque le docteur Adrienne Warshawski, de la Vieille Terre, avait trouvé le moyen du contourner ce danger; c'est elle qui avait finalement inventé un détecteur de gravité qui permettait de prévoir cinq secondes-lumière à l'avance la rencontre d'une vague gravitationnelle.

Ça avait été une découverte inestimable qui autorisait l'emploi de la propulsion par impulseur avec une sécurité amplement accrue dans les vagues, et, encore aujourd'hui, on appelait les détecteurs de gravité des « Warshawski » en l'honneur de leur inventeur, qui ne s'en était d'ailleurs pas tenue là : poursuivant ses recherches, elle avait pénétré plus avant que quiconque dans le phénomène des vagues gravitationnelles, pour se rendre compte soudain qu'il existait un moyen de se servir de la vague elle-

même. Une propulsion par impulseur modifiée de telle façon projette, non pas une bande à gradient de gravité incliné au dessus et en dessous d'un vaisseau, mais deux plaques légèrement incurvées à angle droit par rapport à la coque pouvait se servir de ces plaques comme de gigantesques « voiles » immatérielles pour capter la radiation concentrée qui accompagnait une vague gravitationnelle. Mieux encore, l'interface entre une voile Warshawski et une vague produisait un remous d'énergie à des niveaux extraordinairement élevés, énergie dans laquelle on pouvait puiser pour alimenter le vaisseau; une fois qu'un bâtiment avait « fait voile » sur une vague gravitationnelle, il pouvait couper tous les groupes de production d'énergie de son bord.

C'est ainsi que la vague gravitationnelle, autrefois promesse d'une mort quasi certaine, était devenue le secret d'hypervoyages plus rapides, moins chers et moins risqués. Les capitaines, qui jusque-là les évitaient à tout prix, les recherchaient désormais activement en déclenchant leurs impulseurs pour passer de l'une à l'autre, et la cartographie des vagues avait avancé à grands pas.

Il demeurait néanmoins quelques points noirs; le plus gênant était que les vagues, constituées de couches de gravité concentrée, cachaient des zones de flux inversé et connaissaient des crises imprévisibles de « turbulences » le long de l'interface de flux opposés ou dans les régions où une vague mordait sur une autre. Ces turbulences pouvaient détruire un navire, mais il existait un autre problème, presque plus exaspérant : celui de ne pouvoir profiter pleinement du potentiel de la voile Warshawski (ni d'ailleurs de la propulsion par impulseur) parce que les humains étaient incapables de survivre aux accélérations théoriquement possibles.

Améliorées, les Warshawski avaient compensé la première difficulté par l'extension de leur portée détectrice, qui permettait de prévoir les turbulences; averti suffisamment à l'avance, un bâtiment pouvait en général orienter ses voiles de façon à traverser la turbulence en ajustant leur densité et leur « facteur d'accroche »; cependant, cette manœuvre, à défaut d'être effectuée à temps, demeurait extrêmement périlleuse, ce qui expliquait que la fluctuation des syntonisateurs prétextée par le Sirius avait été prise très au sérieux. Un capitaine devait toujours rester mir ses gardes, mais les détecteurs de dernière génération étaient arables de déceler une vague à huit minutes-lumière et une turbulence ponctuelle à l'intérieur d'une vague à la moitié de cette distance; en revanche, le problème de la tolérance à l'accéléra-non était resté insoluble pendant plus d'un siècle standard, Jusqu'au jour où le docteur Shigematsu. Radhakrishnan, sans doute le plus grand hyperphysicien après le docteur Warshawski elle-même, avait inventé le compensateur à inertie.

Il avait été aussi le premier à émettre l'hypothèse de l'existence 'les nœuds de trou de ver, mais le compensateur restait son plus beau présent à la diaspora humaine. Le compensateur transformait la vague gravitationnelle (naturelle ou artificielle) associée à un vaisseau en un puisard dans lequel il pouvait déverser son Inertie; dans les limites de sécurité de son compensateur, le bâtiment, qu'il accélère ou décélère, se trouvait alors intérieurement en état de chute libre, sauf s'il générait sa propre gravité, mais l'efficacité du compensateur dépendait de deux facteurs : la zone ont entre dans son champ et la puissance de la vague qui lui servait de déversoir. Ainsi, un petit navire auquel s'associait une zone de champ de compensation réduite était apte à supporter une plus forte accélération d'une vague d'une force donnée qu'un vaisseau plus grand, et les vagues gravitationnelles naturelles, infiniment plus puissantes, de l'hyperespace permettaient des accélérations beaucoup plus élevées sous voiles Warshawski que ce qu'autorisaient les impulseurs dans l'espace normal.

Toutefois, malgré les taux d'accélération que rendait possibles le compensateur, aucun vaisseau habité ne pouvait se déplacer dans l'espace normal à plus de quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière car, à de telles vélocités, il n'existait pas de lu contre les particules et les radiations. Dans l'hyperespace, la moyenne de sécurité était encore plus basse, à peine plus de 0,6 c, à cause des particules de charges plus élevées et des densités qu'on y rencontrait, mais, grâce à la plus grande proximité des points de l'espace normal, un bâtiment pouvait s'y mouvoir à une vitesse apparente de plusieurs fois multiple de celle de la lumière. Équipé de voiles Warshawski, de détecteurs de gravité et d'un compensateur inertiel, un navire de guerre moderne pouvait atteindre des hyperaccélérations de cinq mille cinq cents g et pousser des pointes de vitesse apparente de trois mille c. Les bâtiments commerciaux, eux, incapables de sacrifier autant de masse pour se munir des voiles et des compensateurs les plus puissants, demeuraient interdits des hyperbandes les plus hautes et des vagues gravitationnelles les plus énergétiques, et devaient s'estimer heureux quand ils dépassaient les mille deux cents c, bien que certains transports de passagers puissent atteindre les mille cinq cents.

Ce qui ramena les pensées d'Honor vers le Sirius, car le vaisseau qui la précédait disposait manifestement d'une propulsion et d'un compensateur de classe militaire. Par sa simple masse, il devait posséder un champ de compensation plus étendu et par conséquent moins efficace que celui de l'Intrépide, mais aucun cargo normal n'aurait pu atteindre son accélération. Même un supercuirassé, le seul bâtiment de guerre qui approchât sa masse, ne pouvait prétendre qu'à quatre cent vingt g environ, et le Sirius filait à quatre cent dix, ce qui laissait à l'Intrépide un avantage d'à peine cent dix g, un peu plus d'un kilomètre par seconde au carré — et le Sirius avait une avance de près de quinze minutes.

La situation aurait été bien pire si le croiseur ne s'était pas trouvé en prépropulsion ou si Dominica Santos, allant au plus court, n'avait pas gagné presque une minute entière sur le temps nécessaire pour enclencher la propulsion. Dans l'état actuel des choses, Honor pouvait encore rattraper le Sirs avant qu'il atteigne l'hyperlimite, mais avec une marge moindre qu'elle ne l'aurait souhaité : le cargo franchirait l'hyperlimite presque cent soixante-treize minutes après avoir quitté son orbite, et Honor l'avait pris en chasse depuis près de dix minutes; en réduisant la marge de sécurité de son propre compensateur à zéro, elle pourrait atteindre la vitesse du Sirius d'ici quarante-six minutes, mais il lui faudrait un peu plus d'une heure pour parvenir à portée effective de missiles. Quant à le rattraper, il y faudrait plus de cent sept minutes, ce qui laisserait moins de vingt minutes avant que le transporteur atteigne l'hyperlimite; et, même si elle le rattrapait, le forcer à mettre en panne ne serait us une tâche facile. Pire encore, du simple fait de son élan, le Sirius franchirait la limite même s'il freinait à pleine puissance en réponse à l'ordre d'Honor, sauf s'il commençait à décélérer au cours de l'heure et demie à venir; or Honor n'avait aucun moyen de savoir à quelle distance au-delà de l'hyperlimite une escadre havrienne pouvait rôder : aucun détecteur en espace normal ne voyait à travers l'hypermur. Si cela se trouvait, la Marine havrienne tout entière attendait moins d'une seconde-lumière de l'autre côté de la limite sans que personne n'en sache lien dans le système de Basilic, si bien que le Sirius n'avait peut être qu'à passer en hyper pour réussir sa mission.

Cela signifiait qu'Honor devait à tout prix l'arraisonner dans les quatre-vingt-dix-sept minutes à venir; sinon, le seul moyen de l'empêcher de passer en hyper serait de le détruire.

Le capitaine Johan Coglin était assis dans son fauteuil sur la passerelle; à court de jurons depuis dix minutes, il observait son affichage d'un œil noir tandis que la fureur coulait dans son esprit comme un lent fleuve de lave.

Pourtant, l'opération Ulysse lui avait paru raisonnable la première fois qu'on la lui avait exposée; un peu trop alourdie de fioritures et de chichis, mais raisonnable. Il n'y avait pas de raison particulière pour qu'on utilise son navire à lui, mais personne ne l'avait écouté quand il avait suggéré d'employer un véritable cargo : les responsables souhaitaient disposer des niveaux d'accélération et de la vitesse hyper du Sirius u au cas où », et il était beaucoup trop peu gradé pour discuter. D'ailleurs, si tout s'était passé comme prévu, ça n'aurait guère eu d'importance à terme. Seulement, dès l'instant où l'Intrépide avait remplacé le Sorcier au poste de Basilic, les idiots qui avaient orchestré l'opération auraient bien dû se douter qu'elle allait capoter. Ils auraient dû la revoir de fond en comble des semaines plus tôt, et il ne l'avait pas caché à Canning.

Dès l'origine, Ulysse avait été fondée sur des principes de faux-semblant, de diversion, et sur le laisser-aller avec lequel la Flotte royale manticorienne assurait la police de Basilic, et aujourd'hui ça leur revenait en pleine figure; ce qui devait être un attrape-nigaud vite fait bien fait s'achevait en un fiasco qui pouvait encore tourner au désastre, ce en grande partie parce que c'était le navire de Coglin dont on s'était servi, et le capitaine savait que les Renseignements de la Marine, l'état-major général et le ministère de la Guerre allaient tous chercher un bouc émissaire.

Il ne faisait aucun doute pour lui que le commandant de l'Intrépide avait compris l'essentiel de l'opération Ulysse et, malgré sa colère, le professionnel qu'il était ne pouvait s'empêcher d'admirer avec quelle vivacité et quels nerfs d'acier Harrington avait réagi. Griller la propulsion du courrier du consulat était un coup risqué mais génial qui avait réduit les joueurs en lice aux seuls Sirius et Intrépide au lieu d'obliger le croiseur à courir deux lièvres à la fois; de plus, les détecteurs du cargo avaient repéré trois pinasses qui s'étaient séparées de l'Intrépide : il ne pouvait s'agir que du détachement tout entier de fusiliers, et la vitesse avec laquelle Harrington l'avait dépêché prouvait clairement que Canning et Westerfeldt avaient grossièrement sous-estimé les plans destinés à parer à toute éventualité qu'elle avait mis au point avec l'API. Étant donné le nombre de fusils que Westerfeldt avait fournis au chamane, ces plans n'auraient peut-être guère servi si les Échassieux étaient tombés par surprise sur les enclaves, mais une compagnie complète de fusiliers disposant du soutien aérien de la Flotte massacrerait les indigènes en terrain découvert.

Cela signifiait que le rôle tenu par Coglin dans l'opération Ulysse n'avait sans doute déjà plus d'objet : sans massacre dans les enclaves, Havre pouvait difficilement prétendre que ses forces navales étaient intervenues pour sauver des vies extra-planétaires.

Coglin serra les dents. Ce peigne-cul de Canning était aussi bête qu'aveugle ! II avait déclenché prématurément l'opération en ordonnant au Sirius de sortir d'orbite avant même que les Échassieux aient atteint les enclaves; s'il avait attendu vingt minutes — vingt petites minutes ! —, l'intervention des fusiliers leur aurait été connue, ce qui aurait encore permis d'annuler toute la partie spatiale du plan. Mais Canning s'était affolé et Coglin n'avait pas assez de renseignements sur la situation à erre pour discuter, même s'il avait disposé de l'autorité nécessaire pour refuser les ordres du consul.

Et il se retrouvait en train de fuir devant l'Intrépide, confirmant par là même les soupçons d'Harrington, tandis que tout espoir de réaliser Ulysse s'évanouissait derrière lui.

Mais il n'avait plus le choix : Canning avait alerté la force tactique qui devait intervenir six jours plus tard seulement. Si le courrier était resté hypercapable, on aurait pu l'envoyer discrètement retenir l'unité, mais c'était désormais impossible; par conséquent, si Coglin n'atteignait pas le lieu de rendez-vous avec le Sirius, toute la force tactique risquait de se mettre en route. Il aillait l'empêcher et, même dans le cas contraire, il était hors de question de laisser Harrington monter à bord du cargo car ce serait lui fournir la preuve absolue de la complicité de Havre dans le soulèvement échassieux : il était impossible de cacher à une équipe d'inspection ce qu'était réellement le navire.

Il appela sur l'écran les fichiers des Renseignements sur l'armement de l'Intrépide. C'était un des derniers exemplaires de la vieille classe des Courageux, qui datait de presque quatre-vingts années T, et il était petit pour son rang selon les normes actuelles; mais cela ne voulait pas dire qu'il était sénile. Les unités survivantes de ce modèle avaient été constamment remises en état au cours des ans et elles embarquaient un méchant poids de métal pour leur âge et leur taille. Peu pourvues en défense, pratiquement démunies de blindage et relativement mal protégées contre les radiations (pour des bâtiments de guerre), elles possédaient en revanche une paire de grasers, deux lasers de trente centimètres et sept lance-missiles sur chaque travers. Elles n'avaient pas la capacité de stockage pour un combat de missiles soutenu, mais elles pouvaient lancer des salves étonnamment puissantes pour leur taille tant que leurs munitions duraient, et c'était plus que suffisant pour transformer un cargo en vapeur lumineuse. Enfin, normalement.

Quittant l'écran des yeux, il revint à l'affichage principal. Toujours derrière lui, le point représentant l'Intrépide perdait encore du terrain mais accélérait régulièrement; Coglin serra les poings, le regard furieux. Taré de Canning ! Et tarée d'Harrington aussi! Pourtant, alors même qu'il maudissait son obstination, il ressentit au fond de lui comme de la tristesse pour elle : c'était un officier remarquable qui le poursuivait, assez vive et intelligente pour faire des plans soigneusement mis au point par Havre un échec humiliant en moins de deux mois manticoriens.

Malheureusement, son succès même allait lui coûter la vie.

« Bientôt cinquante-six minutes, commandant. Vitesses égales à dix-sept mille cent six km/s.

  Merci, monsieur McKeon. » Honor se frotta les mains sur les cuisses en regrettant que les gants de sa combinaison ne lui permettent pas de sentir le contact. Elle se tourna vers Webster.

« Lieutenant, apprêtez-vous à enregistrer une transmission pour le Sirius.

  Paré, commandant, répondit Webster.

  Commandant Coglin, dit Honor en articulant soigneusement, ici le capitaine de frégate Honor Harrington du vaisseau stellaire manticorien de Sa Majesté l'Intrépide. Je vous ordonne de vous arrêter pour examen. Veuillez couper votre propulsion et attendre mon équipe d'inspection. Harrington, terminé.

  C'est dans la puce, commandant, fit Webster. Prêt à transmettre.

  Merci. » Elle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et, l'œil sur l'affichage des manœuvres, attendit que la vitesse de son bâtiment égale précisément celle du Sirius; alors elle hocha la tête. Envoyez.

  À vos ordres, commandant. Transmission en cours. »

Presque sept millions sept cent mille kilomètres séparaient les deux vaisseaux lorsque le message d'Honor rattrapa le Sirius. La transmission mit plus de vingt-cinq secondes pour franchir ce gouffre spatial — vingt-cinq secondes pendant lesquelles le Sirius progressa de quatre cent quarante et un mille kilomètres. La durée totale message était de plus de vingt-sept secondes et le visage de Johan Coglin devint un masque de pierre lorsque son officier des communications le lui passa; il baissa les yeux sur le point lumineux derrière lui — le point lumineux qui avait cessé de perdre du terrain et commencé, ô combien lentement, à en grignoter — et il se tut.

« Pas de réponse, commandant », annonça Webster.

Honor se mordit la lèvre mais se força à acquiescer calmement de la tête comme si elle s'y était attendue. Et c'était peut-être le cas; peut-être n'avait-elle simplement pas voulu s'avouer qu'elle le savait depuis le début : le Sirius refuserait de s'arrêter.

Elle avait la quasi-certitude que Johan Coglin n'était pas officier de marine marchande; ou alors il était aussi officier de réserve de la marine militaire. Havre n'aurait pas confié cette mission à un capitaine marchand, et un militaire devait avoir ses ordres : il ne s'arrêterait pas davantage qu'Honor dans le même cas – sauf à y être contraint.

L'idée de tirer sur un cargo désarmé la fit frémir mais, si Coglin refusait de mettre en panne, elle n'aurait pas le choix, et elle se mordit les doigts d'avoir employé les trois pinasses pour le débarquement des fusiliers; elle aurait dû garder une des navettes d'arraisonnement pour cela, en lui adjoignant ses cotres si nécessaire, et conserver au moins une pinasse à bord de l'Intrépide. Elle disposait de l'accélération et du temps pour rattraper le Sirius, et les pinasses étaient spécialement conçues, entre autres, pour déposer des équipes à bord des bâtiments en mouvement. La vitesse du croiseur lorsqu'il arriverait à hauteur du cargo serait d'à peine quatre mille louis supérieure à celle de sa proie ; les impulseurs d'une pinasse étaient beaucoup plus faibles que ceux d'un bâtiment de guerre classique mais, en en larguant une remplie de fusiliers ou même de matelots et d'officiers de la Flotte au moment de rattraper le Sirius, la propulsion de l'embarcation aurait suffi à la mettre à portée pour un arraisonnement.

Elle n'avait pas assez réfléchi lorsqu'elle avait compris ce qui se passait, se dit-elle avec reproche; il est vrai qu'elle n'aurait de toute manière pas eu le temps de changer son fusil d'épaule une fois que le Sirius avait démarré; et puis priver dame Estelle et Barney Isvarian d'un tiers des hommes de Papadapolous alors qu'ils avaient une insurrection indigène sur les bras aurait été criminel. Néanmoins, elle aurait dû en envisager la possibilité à l'avance.

Monsieur Webster, fit-elle.

  Oui, commandant?

  Enregistrez : Commandant Coglin, si vous refusez de meure en panne, je n'aurai pas d'autre solution que d'ouvrir le leu sur votre bâtiment. Je répète : je vous ordonne de couper Immédiatement votre propulsion.

  Enregistré, commandant, annonça Webster dans un murmure tant il s'efforçait de maîtriser sa tension.

-- Transmettez immédiatement.

  Transmission en cours, commandant.

  Monsieur Cardones ?

  Oui, commandant ?

  Préparez-vous à tirer un coup de semonce; réglez-le pour exploser à une distance du Sirius d'au moins cinq mille kilomètres.

  Bien compris, commandant. Réglage pour détonation à cinq-zéro-zéro-zéro kilomètres de la cible.

  Merci. »

Honor se radossa dans son fauteuil et fit le vœu que Coglin écoute la voix de la raison.

« ... d'ouvrir le feu sur votre bâtiment. Je répète : je vous ordonne de couper immédiatement votre propulsion. »

Coglin émit un grognement et son second leva les yeux de ses propres instruments. « Une réponse, commandant?

  Non. » Coglin fronça les sourcils. « Elle va tirer au moins un coup de semonce, et plus nous parcourrons de chemin avant qu'elle passe à des moyens plus radicaux, mieux ça vaudra.

  Faut-il nous préparer à nous retourner vers elle, commandant?

  Non. » Coglin rumina un moment puis hocha la tête. Nous continuons à fuir, mais faites sauter les panneaux arrière.

  À vos ordres, commandant. Panneaux arrière à faire sauter. »

« Pas de réponse, commandant, fit Webster d'une voix très basse.

  Merci, lieutenant. Monsieur Cardones, je..: » Honor s'interrompit et observa son affichage tactique, le front plissé : quelque chose venait de quitter le Sirius.

« Commandant, je capte...

  Je vois, monsieur Cardones. » Honor recomposa son expression et regarda son second. « Un commentaire, monsieur McKeon ?

  J'ignore ce que c'est, commandant. » McKeon se repassa la lecture tactique et secoua la tête. « On dirait des débris, mais je ne vois pas ce que ça peut être. »

Honor hocha la tête. En tout cas, les objets n'émettaient pas d'énergie et ils étaient beaucoup trop petits pour qu'il s'agisse d'une arme quelconque. Se pouvait-il que le Sirius se débarrasse d'une cargaison compromettante ? « Calculez leur cap, monsieur Panowski, dit-elle. Nous aurons peut-être besoin de les rattraper pour les examiner ultérieurement.

  À vos ordres, commandant. » Panowski entra des commandes dans sa console pour fournir la trajectoire des débris aux ordinateurs.

« Monsieur Cardones, distance et temps jusqu'à la cible ?

  Vingt-cinq secondes-lumière virgule soixante-deux, commandant. Temps de vol, cent quatre-vingt-douze secondes virgule huit.

  Très bien, monsieur Cardones. Envoyez le coup de semonce.

  À vos ordres, commandant. Missile lancé. »

Le projectile jaillit du lance-missiles numéro deux de l'Intrépide et se mit à filer sous une accélération de quatre cent dix-sept km/s2 qui s'ajoutait à la vitesse du croiseur lui-même, un peu plus de dix-huit mille kilomètres à la seconde. Il aurait pu accélérer deux fois Plus mais réduire son accélération à 42 augmentait la durée de vie de son petit impulseur d'une a trois, ce qui non seulement lui donnait trois fois plus de temps pour manœuvrer mais accroissait aussi sa vitesse finale de près de cinquante pour cent.

Lancé à la poursuite du Sirius, il semblait avancer à pas de tortue, malgré sa vitesse, tandis que le cargo accélérait toujours. Au bout de trois minutes, à plus de dix millions de kilomètres de son point de lancement et avec une vitesse finale tout juste supérieure à quatre-vingt-treize mille km/s, son impulseur rendit l'âme et, passant en chute libre, il continua de gagner du terrain sur sa cible par sa seule erre.

Le capitaine Coglin le regardait approcher. Il avait eu la certitude qu'il ne s'agirait que d'un coup de semonce, certitude qu'avait rapidement confirmée le vecteur du missile. Même s'il s'était trompé, il aurait disposé de presque treize secondes après l'extinction de l'impulseur du missile pour opérer une manœuvre d'évitement, cependant que son vaisseau aurait parcouru près de deux cent quarante mille kilomètres. Le changement de vecteur maximum qu'il pouvait se permettre était d'à peine plus de quatre km/s2, mais le missile n'aurait plus été en état de suivre ses mouvements et l'effet cumulatif aurait fait du Sirius une cible impossible à toucher à cette distance.

Mais la question ne se posait pas : le missile filait parallèlement au cargo, à cinq mille kilomètres de distance, quand il explosa en une violente tête d'épingle de feu thermonucléaire; le capitaine Coglin grogna.

Le brouillage est fonctionnel, Jamal ?

  Oui, commandant, répondit son officier tactique.

  Tenez-vous prêt. Ça m'étonnerait qu'elle gaspille un autre missile de semonce, mais il nous reste vingt minutes avant qu'elle arrive à portée effective de tir.




Mission Basilic
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